« Depuis que la porte s’était refermée sur cette cabane en bois dans le Nord, on avait tous l’impression que Justin était entré dans le futur qu’on avait imaginé gamins. C’était un rêve simple, obsessionnel, qu’on avait partagé ados, en grandissant dans le Wisconsin : rien que de la musique, toujours. Pour moi ça a commencé quand Justin m’a demandé : « Trev, tu veux être dans un groupe ? », un jour qu’on se croisait dans le couloir de notre lycée. Depuis, avec cinq de nos plus proches amis, on a joué ensemble, de tout, essayant tout. Des standards de jazz et de ska, des improvisations free délirantes et des hymnes d’orchestres de fanfare, jusqu’à écrire notre propre musique. À travers ces expériences musicales, on a commencé collectivement à trouver et à former nos âmes et nos cœurs. Tous ensemble, on a assemblé des morceaux de musique qui reflétaient une conscience partagée qui perdure aujourd’hui : comprendre comment on réagissait à certaines tonalités, comment créer des atmosphères et ce qu’on voulait qu’elles provoquent, quelles harmonies mettre en avant, quels endroits on recherchait, comment certaines articulations pouvaient en dire plus que les mots ne pourront jamais commencer à tenter de le faire. Le mouvement et les pensées à l’unisson. Des buts collectifs construits morceaux par morceaux. C’est ainsi que le rêve a commencé.

Mais les rêves s’adaptent aux nouvelles réalités. Les groupes vont et viennent. Le temps passait dans le Wisconsin, des gens partaient et suivaient des impulsions qui avaient été mises de côté durant notre jeunesse. Peut-être aurions nous dû nous faire plus confiance, mais tout ce qu’on savait faire, c’était de la musique, et être ensemble, alors on se demandait à juste titre comment on pouvait se situer en tant qu’individus. Beaucoup d’entre nous sont partis en Caroline du Nord, moi j’étais de l’autre côté de l’océan. Pendant quelques années, j’ai seulement entendu des petites anecdotes à propos de la nouvelle vie de mes amis dans le Sud. Un jour, mon cœur s’est fendu quand j’ai entendu dire que Justin quittait la Caroline du Nord pour revenir dans le Wisconsin. Je regardais de loin mes amis commencer à partir dans tous les sens. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Je me sentais impuissant. Et puis For Emma, Forever Ago est sorti. Quand j’ai lu le titre de l’album, mon cœur s’est serré à nouveau. Ma réaction a plus été de l’inquiétude qu’autre chose. Je connaissais le besoin d’isolement de Justin et le passé, presque une nostalgie paralysante, qui l’empêchait d’avancer. Ce titre était comme un signal lumineux tourné vers l’arrière. Mais quand j’ai enfin entendu la musique, je me suis senti soulagé – c’était Justin, brut et vulnérable, comme sa musique l’avait toujours été. En fait, c’était presque normal que ce soit si extraordinaire. Quelque chose avait changé avec ces chansons, quelque chose avait été allumé. For Emma, Forever Ago avait révélé ce rêve fantastique, l’avait inscrit dans la réalité. Et avant qu’un harnais ait pu être passé à ce rêve en train de se réaliser, Bon Iver, Bon Iver a renforcé sa fougue.
Tout au long de ces dernières années, j’ai rencontré beaucoup de gens, dans différentes parties du monde, qui étaient tombées sous le charme de Bon Iver. Ça a assurément été excitant d’être témoin de tout ça, mais ça a parfois aussi été bizarre. Peut-être est-ce la divulgation généralisée de nos vies, de cette communauté d’amis. Entendre quelqu’un reprendre « I'm with Hagen » (Je suis avec Hagen [« Towers »]), symbole de notre alliance si personnelle, ou « 3rd & Lake, it burnt away » (Tout a brûlé au carrefour de la Troisième et de Lake [« Holocene »]), à propos d’un endroit disparu où l’on avait traîné d’innombrables fois, rend curieux sur la façon dont on peut partager certaines choses. Dans mes pensées les plus cyniques, je me demandais : Comment cela peut-il parler à quelqu’un d’autre ? Pourtant, Justin avait réussi à partager des moments aussi intimes, banals et oubliés, avec nombre de gens. Ces moments ne nous appartenaient plus exclusivement. Mais à qui appartient un souvenir ?

Quand quelqu’un répond à votre voix au milieu de la conversation cosmique du monde, quand vos mots et vos sons voyagent jusqu’aux profondeurs de l’âme d’étrangers, le rêve d’une vie peut vous propulser vers l’avant à une vitesse à laquelle vous n’aviez jamais voyagé auparavant. L’excitation collective vous fait appuyer sur la pédale d’accélérateur parce que… n’est-ce pas la seule chose à faire ? N’est-ce pas exactement ce qu’on avait imaginé ou espéré ? Mais c’était devenu trop lourd à supporter pour Justin. Il avait abandonné quelque chose derrière lui dans cette course folle, au cours de ces dernières années. La musique avait cessé de donner en retour. L’accélération, la répétition et l’exposition médiatique avaient transformé ce rêve tant convoité en quelque chose qui ressemblait fort à un parc d’attraction abrutissant. Dans quel but ? Qu’est-ce qu’on essayait même d’accomplir ici ? Le fantasme adolescent, ce souvenir partagé d’un certain avenir, était maintenant méconnaissable. Un visage sans forme, présent mais inconnu.

Le bouleversement spectaculaire de sa vie, après ces deux albums, a provoqué chez Justin une tempête intérieure, une attaque d’anxiété. Évidemment. Le rêve avait acquis une vie propre. Tout a atteint un point critique sur une plage déserte de l’Atlantique. J’ai vu mon meilleur ami pleurer dans mes bras, perdu dans un monde de confusion et de retranchement. Justin pouvait même à peine parler. Quelques jours auparavant, au cours d’un voyage en solitaire malheureux sur une île grecque, il avait enregistré les premiers mots de 22, A Million, « It might be over soon » [ça pourrait être bientôt fini], sur un sampleur portable. Ces prédictions, qui ouvrent ce nouveau projet Bon Iver, sont comme un rappel de la fragilité de notre existence. Comment, quand tout semble stable, tout peut se désagréger et nous filer entre les doigts ? Comment s’accroche-t-on à ce qui est important ? Comment trouve-t-on un sens aux événements qui nous démolissent ? Quels choix a-t-on et comment les fait-on ? Il commençait à démêler un immense nœud intérieur. Quand on est confronté à ses démons, on doit tenir le miroir de façon à voir l’autre côté. Pour Justin, ça commence avec le nombre 22.

22 représente Justin. La réapparition de ce nombre dans sa vie est devenue un motif significatif de rencontre et de reconnaissance. Une borne kilométrique, un numéro de maillot, un montant de facture. Le reflet de son identité ficelée dans une dualité : la relation qu’il a avec lui-même et celle qu’il a avec le reste du monde. A Million, c’est justement le reste de ce monde : les millions de gens qu’on ne connaîtra jamais, l’infini et le continu, tout ce qui est en dehors de nous et qui fait de nous ce qu’on est. Cette autre facette de la dualité de Justin, c’est ce qui le complète et ce qu’il recherche. 22, A Million est donc en partie une lettre d’amour, en partie une dernière demeure pour ces deux décennies passées à chercher une compréhension de soi-même, comme une religion. Et la résolution intérieure du fait qu’on ne pourra peut-être jamais trouver cette compréhension. Quand Justin chante, « I'm still standing in the need of prayer » [J’ai toujours besoin de prière], il pose encore la question de savoir ce qui vaut la peine d’être vénéré, ou plutôt ce qu’il est possible de vénérer. Si la musique est une forme sacrée de découverte, de savoir et d’être, alors les albums de Bon Iver sont des totems de cette foi.
Pourtant, quand le moment a été venu de faire un nouvel album, la musique était complètement épuisée. Après Bon Iver, Bon Iver, on avait l’impression que le puits était à sec. Se confronter à lui-même voulait aussi dire faire face à sa perte de direction concernant sa musique. Avec différents groupes d’amis – proches, de passage, nouveaux, anciens – il a commencé à assembler des brouillons de mélodies, de vagues textures et des atmosphères particulières, à partir de centaines d’heures d’improvisations enregistrées. Ceci a été l’ébauche des clés nécessaires pour débloquer non seulement la façon dont 22, A Million pourrait sonner, mais aussi comment il serait ressenti, ce qu’il visait, de quoi il parlait : le pouvoir du lien humain à travers la musique. Un disque aux sonorités multiples, formé à partir d’une palette sonore audacieuse et pourtant délicate. Ces sons représentaient le chemin par lequel s’évader de la captivité suffocante de l’anxiété.

Les dix chansons de 22, A Million sont une collection de moments sacrés, de tourments et de saluts d’amour, de contextes de souvenirs intenses, de signes sur lesquels mettre une signification ou à ignorer comme des coïncidences. Si Bon Iver, Bon Iver construisait un habitat enraciné dans des lieux physiques, 22, A Million représente le lâcher-prise par rapport à cet attachement à un endroit précis. « Je prends plus profondément en considération un autre genre d’endroit – notre amitié et nos liens avec les autres. » Justin annonce ce changement dans « 33 "GOD" » : « These will just be places to me now » [Ce ne seront plus que des lieux pour moi, maintenant]. Plutôt que des endroits, nous découvrons une série de relations entre des nombres : code binaire, âges mystiques, chapitres de la Bible, logique mathématique, infinis qui se répètent. À travers ces nombres se dégage une distillation sonore de l’imagerie des années de turbulences passées et de la façon de s’en remettre. On entend parler de position (« Down along the creek » [En bas, le long du ruisseau], « In the stair up off the hot car lot » [En haut de l’escalier du parking des voitures à la mode]), de stratégies (« I'd make myself escape » [Je me ferais évader], « Steal and rob it » [Vole-le]), de situations (« Carrying his guitar » [Portant sa guitare], « Sent your sister home in a cab » [J’ai renvoyé ta sœur à la maison dans un taxi]), d’un nouveau jargon (« Astuary King », « Wandry », « Paramind »), de temporalités (« The math ahead, the math behind » [Les maths devant, les maths derrière], « It might be over soon » [ça pourrait être bientôt fini]) et de visuels répétés (« Five lane divers » [des plongeurs sur cinq lignes]). Ces mots révèlent le mystère des dualités : douleur et amour, souffrance et rédemption, présages et hasard. Une telle ambigüité, ouverte à l’interprétation, est au cœur de la façon dont Justin compose ses textes : il y a toujours deux façons de voir quelque chose. Sous ce Taôisme-impressionisme, on devine un processus, les relations qui ont pétri l’album. Un ange bouclé, des oreilles empathiques et des amis donnant judicieusement leur bénédiction, qui se sont distribué différents rôles pour mettre cette musique en forme.

Réduire cet album à la nouvelle étape d’une « carrière artistique » serait manquer le but bien plus grand de cette musique – ou de n’importe quelle musique d’ailleurs – et de la culture de l’amitié qui nous soutient dans nos capacités mêmes à jouer de la musique. Bien que 22, A Million émerge dans le contexte tourbillonnant de la récente transformation de la vie de Justin, il reste basé sur la façon dont on a toujours approché ce que la musique pouvait être ou faire. Ce n’est pas le pouvoir perçu de l’argent et de la gloire qui changera le cours de la vie de quelqu’un, mais l’empathie. La musique est un chemin qui nous permet de nous écouter nous-mêmes et d’écouter les gens qui nous entourent. C’est un chemin vers la compréhension, qui crée un changement en temps réel. La musique, même dans ses moments les plus intimistes, est un chemin, un lien entre nous tous. C’est le b.a.-ba de l’humanité. Elle est sacralisée entre les gens et, en retour, elle rend ces relations sacrées. C’est la solide substance à laquelle on s’accroche quand le niveau de l’eau monte au-dessus de nos têtes. La réponse était là, tout le temps : rien que de la musique, toujours. »

Trever Hagen
April Base, Wisconsin, 2016