FRANKY GOGO EP – by Fanny Hurel.
« Une révolution, c’est cela : une secousse du temps qui fait cesser la répétition assourdissante de l’oppression pour qu’un nouveau maintenant puisse advenir. Le temps de la révolution commence. Tout doit changer. Tu dois changer. Le temps de ceux qui avant n’avaient pas droit à l’histoire commence ». Paul B. Preciado.
Sexy et fiévreuse, la musique de Franky Gogo dessine sur les ruines de l’ancien monde une nouvelle géographie : les corps y sont mutants, les frontières submersibles. Ici, le désir commande puisque lui seul peut soustraire nos vies aux injonctions sclérosantes et aux parcours balisés.
Écouter Gogo c’est faire l’expérience d’un dérèglement de tous les sens, d’un corps-à-corps érotique et martial avec le monde tel qu'il est : violent.
Cette violence tient d'abord à son immobilisme autoritaire, aux privilèges dont jouissent quelques puissants fondés sur l’oppression et l’exploitation de tous les autres.
Puisque le monde est un bunker, il faut fourbir ses armes, les choisir avec soin, en user avec ruse, agilité et humour pour créer des brèches, conquérir des espaces de liberté réelle. Des lieux où le plaisir cesse d’être quantifiable et mesuré, où les voix que l'on cherche à étouffer dans l'espace social, les voix des outsiders dont Franky Gogo fait partie, se font joyeusement, mais aussi tragiquement entendre. Les sons et les rythmes sont ceux de leurs désirs, de leurs peurs, de leur oppression comme ceux de leur lutte. L’échappée low-cost ou VIP pour touristes frileux en manque d’exotisme n’est donc au programme. Et les armes de Gogo, si elles sont musicales, n’en sont pas moins effectives : toutes les révolutions se font en musique.
Brouillant les codes, Franky Gogo multiplie les identités, se rit du fétichisme du nom comme des signes de reconnaissance. Puisque le moi est une fiction, plutôt troquer un masque pour un autre que de greffer sur le sien le pâle visage d’un sosie. Résolument queer, la musique de Gogo démonétise la binarité du genre en même temps que les préjugés mortifères fondés sur de faux dualismes. La frontière entre l'art et la vie, l'oeuvre et l'artiste vole en éclats et se donne à voir pour ce qu’elle est : un grossier artifice destiné à sanctuariser « le monde culturel » pour mieux dépolitiser l'acte artistique.
Transgenre, Gogo l'est dans la vie parce qu'il l'est dans sa musique et inversement. Les artistes ne sont pas des dieux, pas plus que leurs œuvres ne sont des reliques intouchables, des refuges célestes où se mettre à l'abri du chaos du monde. Ce sont toujours des productions historiquement et socialement situées qui disent quelque chose du monde dans lequel l’artiste s’inscrit. En ce sens, qu’on le reconnaisse ou non, les œuvres sont toujours politiques. Quand les œuvres légitiment et confortent les rapports de pouvoir tels qu’ils sont et notamment la culture hétéropatriarcale dominante, l’artiste est le bouffon du roi, sa plus-value symbolique, son supplément d’âme. Lorsqu’au contraire, les œuvres sont dissidentes et brisent un tant soit peu les règles établies, en faisant entendre les voix des subalternes, des minorités, elles changent la vie et étendent le champ du possible. La musique de Franky Gogo est du côté de cell.eux qui désirent tout autre chose que le chemin exigu et balisé qu'on les force ou qu’on les incite à suivre.
Trans, littéralement et dans tous les sens, Gogo s’engage dans de nombreux projets artistiques, multiplie les collaborations avec des musiciens, des chorégraphes, des metteurs en scène, des réalisateurs pourvu que les œuvres dont il s’agit ne participent pas d’une esthétique de la domination qui naturalise en les reproduisant les inégalités de classe, de genre, de race. Ce qu’il s’agit ensemble de produire, ce sont des récits, des gestes, des images qui ne préjugent pas des désirs et des attentes des spectateurs. Entre l’art populaire et l’art supposé réservé à une élite, Gogo refuse de choisir son camp. Aussi subtile que frontale, sa musique invite à avoir confiance dans son propre corps, dans la puissance vibratoire du rythme. La joie est bonne et le « bon goût », à supposer qu'il existe, n'est la propriété de personne. La musique peut être à la fois accessible à tous et exigeante. C’est même à cette condition qu’elle groove vraiment, dérègle les sens et met les corps en mouvement.
La révolution gogoïste porte avec elle son utopie et s’invente chaque fois différemment, que ce soit sur scène ou sur disque. Ne pas se répéter ou alors se répéter à l'excès pour faire entendre toutes les nuances, toutes les modulations d'un son, d'une voix, d'une harmonie. Générer de l'instabilité, de la variation continue, ne pas fixer le son et le sens, alterner l'analogique et le digital, les moments de respiration et de suffocation, de rigidité et de souplesse, de joie intense et de tristesse. Les extrêmes ici ne s'opposent pas , ils jouent ensemble et se jouent d'eux-mêmes jusqu'au vertige, jusqu'à l’épuisement. On ne garde rien par devers soi, on ne thésaurise pas. La nuit est trop courte pour s’économiser. Franky Gogo, dans ses disques ou sur scène, dépense tout ce qu'on lui donne et donne tout ce qu'il a, et même ce qu’il n’a pas. Le Gogo vit à 200km/h mais jamais en ligne droite pour éviter de se complaire dans telle ou telle posture, y compris et surtout celle, romantique, du martyr.
Dans Alice au pays des merveilles, le Chapelier fou, parce qu'il bat le temps en chantant pour la Reine de cœur, est condamné à mort par celle-ci. Et si pour d'obscures raisons, il échappe finalement à la décapitation, sa peine n'en est que plus terrible. Puisqu'il est désormais 18h pour l’éternité, que le monde est à l'arrêt, le Chapelier fou et ses compagnons sont condamnés à boire le thé pour toujours. Franky Gogo, lui, s'est échappé en douce de l'ennui mortel du tea-party. Il invite depuis chacun à faire de même, s’il veut vivre plutôt que d'attendre un illusoire salut. Malgré la menace de la Reine, Gogo continue de battre le temps avec ardeur, d'abord parce la batterie est son instrument de prédilection, ensuite et surtout parce que vivre sans rythme, c'est vivre sans coeur. Il faut écouter Gogo sur scène, chez nous et n’importe où, très fort et plus encore pour que nos corps, marchandisés ou statufiés, assignés à telle identité, à telle fonction, reprennent possession d’eux-mêmes, s’aiment pour un instant ou pour la vie.