« Je suis dans la meilleure situation que j’aie connue de toute ma vie, » déclare Joan Wasser, et elle vient juste d’enregistrer le disque qui le prouve. The Classic, le quatrième album de titres originaux de l’artiste exceptionnellement charismatique connue sous le nom de Joan As Police Woman, prolonge l’élan créatif et le succès de son prédécesseur de 2011, The Deep Field, sur lequel Joan s’attachait à créer une musique enracinée dans un genre de soul intime et exaltante, combinée avec son propre style unique et serein de chansons d’amour mélancoliques, le tout interprété avec un feeling plus libre que jamais. Le résultat est un reflet parfait des ses efforts pour aborder – et résoudre – ses problèmes personnels et refuser ainsi la traditionnelle tendance à la mélancolie du singer-songwriter en faveur d’une joie de vivre sans complexe. Comme le disait en 2006 le graffiti ornant la pochette de son premier album, Real Life : « Evolue » et « Sois Courageux ».
The Classic tire son nom de l’un de ses dix morceaux. « Ça a en partie à voir avec la façon dont on enregistrait, essentiellement en live ; comme on faisait les disques autrefois, » explique-t-elle. « Mais j’ai écrit la chanson ‘The Classic’ elle-même comme un doo-wop classique de girl-group, et les paroles font référence à de grands standards comme ‘You’re All I Need To Get By’ de Marvin Gaye et Tammy Terrell, ‘Joy Inside My Tears’ de Stevie Wonder et ‘Rock’n’Roll Is Here To Stay’ de Danny & The Juniors. Et, à la fin, j’épelle le titre de la chanson, comme le faisait Aretha Franklin sur ‘R-E-S-P-E-C-T’! La chanson commence par ‘I am home in your arms’ (je suis à la maison dans tes bras) et c’est purement et simplement joyeux, une véritable expression d’allégresse. La mélancolie fait toujours partie de ma vie, mais elle ne parasite plus mon énergie. »

La mélancolie était jusqu’à maintenant une des caractéristiques principales du travail de Joan. Née dans le Maine, adoptée par un couple du Connecticut, elle a appris le violon, étudié à Boston et joué avec l’orchestre symphonique de l’université, avant de rejoindre des groupes locaux plus tapageurs, comme The Dambuilders. L’étape suivante l’a vu jouer dans les Johnsons d’Antony Hegarty et dans le groupe de Rufus Wainwright, dont les ballades au piano ont inspiré sa propre musique, à laquelle elle a ajouté son goût personnel pour la soul épurée et les chansons tristes. Son premier album, Real Life, paru en 2006, a été suivi par To Survive (2008), écrit à la suite du décès de sa mère ; en 2009, elle a publié un album de reprises simplement appelé Cover, avant que The Deep Field ne confirme que Joan avait entamé un complet rétablissement et qu’elle était déterminée à surmonter son blues. Ce qui nous amène à The Classic, sur lequel Joan atteint encore un peu plus la lumière.
Le titre qui donne son nom à l’album, par exemple, inclut le chant de basse doo-wop de son confrère singer-songwriter Joseph Arthur et un accompagnement de beat-box humaine qui n’est dû à personne d’autre qu’à l’extraordinaire comédien américain Reggie Watts, qui donne ainsi à l’ambiance classique fifties/sixties du morceau un éclairage plus contemporain. C’est le titre le plus court et le plus percutant de l’album, interprété par Joan et de ses comparses de JAPW, Tyler Wood (claviers) et Parker Kindred (batterie), accompagnés par Oren Bloedow à la basse, qui partage également les parties de guitares avec Joan. Les autres morceaux de l’album tendent à offrir des grooves plus longs, bouillonnants et intenses : quatre chansons durent six ou sept minutes. « Auparavant je coupais les fins plutôt que de les baisser graduellement, parce que je cherchais à être concise, mais personnellement j’adore prolonger le plaisir du jeu » confesse-t-elle. « J’ai eu envie d’inclure toute l’information musicale existante. J’espère que les gens me suivront dans cette démarche. »
Les deux titres les plus longs, le spectaculaire « Good Together » (qui réprimande son ex-amant, « nostalgique de quelque chose qui n’a jamais été » avant de le supplier à la dérobée de la retrouver une dernière fois aux bains publics) et le plus modéré « Get Direct », qui s’enflamme progressivement, sont deux morceaux épiques consécutifs, situés au cœur de The Classic. Comme le dit Joan, à juste titre, « ’Good Together’ est la chanson la plus énorme de l’album, et après elle, rien d’autre ne collait, à l’exception de ‘Get Direct’, qui est également énorme, dans un autre sens, elle est émouvante et romantique, dans le style ‘arrêtons de parler et mettons-nous y sur le champ’. C’est ma tentative de faire du Barry White. »
S’assurer que JAPW pourrait faire « fonctionner » l’album d’une manière naturelle a été un peu plus difficile. Pour commencer, il était prévu que Joan enregistre un album de duos avec l’éminent singer-songwriter anglais David Sylvian, qui, des années plus tôt, l’avait contactée pour lui proposer de chanter en duo sur l’album de son frère, Steve Jansen (Slope). Sylvian a ensuite co-interprété deux chansons sur le deuxième album de Joan, To Survive, en 2008, mais peu après que les deux artistes aient commencé à travailler ensemble sur un album entier, en 2011, Sylvian est tombé malade et le projet a été mis en stand-by. Joan a donc décidé de s’embarquer dans la suite de The Deep Field : « Je n’avais rien écrit car je m’étais entièrement consacrée au projet avec David, j’ai donc commencé à m’y mettre sérieusement fin 2012, ce qui m’a fichu une trouille bleue. On ne peut pas forcer la créativité ou l’inspiration, mais heureusement, j’ai trouvé la musique, elle était là qui m’attendait, j’étais même un peu irritée d’avoir mis si longtemps à m’en occuper. »
Elle s’est infligée une pression supplémentaire en décidant de rompre avec ses habitudes passées, à savoir enregistrer dans le même studio de Brooklyn avec le même producteur, Bryce Goggin. « Je voulais me défier moi-même, » se souvient Joan. « Sur disque, le groupe sonnait de façon plus contenue et plus raffinée que sur scène, on voulait donc capturer cette énergie, et on a décidé d’essayer de l’enregistrer nous-mêmes. Tyler possède une concentration extraordinaire, une oreille incroyable, c’est un super ingénieur du son et un producteur étonnant ; lui et moi avons fini par coproduire l’album.
« On a commencé dans notre local de répétition, la cave de la maison de notre ami à Williamsburg [Brooklyn], mon endroit préféré où jouer, qui ressemble plus à un salon qu’à un studio. On a ensuite enregistré les cuivres et les chœurs dans différents studios de Brooklyn et de Manhattan. Que Tyler ait été capable d’enregistrer dans différents endroits tout en gardant à l’esprit la façon dont on voulait sonner est une preuve de la puissance de sa vision. »
On retrouve une partie de l’équipe qui a contribué à The Deep Field : Doug Wielselman est revenu pour jouer des cuivres tandis que Michele Zayla, Toshi Reagon, Stephanie Mckay et Nathan Larson (l’ancien guitariste de Shudder To Think) ont assuré les chœurs. Les invités ont enrichi un palais sonore déjà kaléidoscopique, qui contraste fortement avec les ballades au piano plus dépouillés et mélancoliques de ses disques précédents. « Witness » ouvre The Classic avec une partie de violon de Joan en pizzicato, des cuivres ondulants et un refrain qui file à toute allure. Son texte, qui va droit au but, souligne le niveau de profondeur émotionnelle de l’album : « Elle parle des histoires que je me racontais, que je m’habituais à entendre, au point de les accepter comme des faits, même si elles n’avaient aucune base réelle. Si je me dis constamment que quelque chose ne va pas marcher, en raison d’une peur sous-jacente quelconque, je me coupe de toutes les opportunités de découvrir ce que je pourrais apprendre de la situation. J’en suis arrivée au point où je me rendais folle moi-même. Un ami m’a suggéré que je pourrais changer ma perspective, descendre des montagnes russes émotionnelles, et commencer à être le témoin de ces histoires et de ces émotions, plutôt que de les accepter comme des faits acquis. »
La référence à un marteau-piqueur et à une chaussure (« Je vais fêler le moteur / coincer mon talon-aiguille dans cette machine / Ouais j’ai pris le pouvoir / Je dois m’éjecter du rêve ») provient de la réalité, « chaque matin à sept heures, le marteau-piqueur commençait son incessant martèlement, en raison des incessants travaux de construction à Brooklyn. On aurait dit une représentation symbolique de ce que j’étais en train de faire, pilonner cette cruauté qui était en moi. J’ai rêvé que je sortais sur le toit, que je jetais mon talon-aiguille rouge dans les rouages de la machine et que je l’arrêtais ! »
La chanson suivante, « Holy City », la principale fusion pop de l’album influencée pat les labels Motown et Hi, est un premier single brillamment instinctif, inspiré par une visite au Mur des lamentations de Jérusalem et par la compréhension que les gens trouvent l’extase de différentes façons, que ce soit en priant ou en faisant de la musique. Le scap-rap atmosphérique final est l’œuvre de Reggie Watts : « c’est tout autant un musicien incroyablement inspiré qu’un génie de la comédie, » avance Joan, « il te pousse à penser plus profondément, mais de façon subtile, et en plus, il est tellement à l’aise, naturel et sensuel avec son corps. Je ne le connaissais pas personnellement, mais je l’ai contacté par des amis communs, et une semaine plus tard, il enregistrait sur mon disque avec la liberté de faire ce qu’il voulait. C’était une sensation magique. »
Après le grand coup constitué par le triplé « The Classic », « Good Together » et « Get Direct », vient le sombre et chaleureux « What Would You Do » (qui parle de « faire confiance à son instinct, d’intervenir quand un ami est autodestructeur et que personne d’autre ne semble l’avoir remarqué ») qui se termine par une superbe coda méditative, avec juste Joan et un saxophone baryton. « New Years Day » prolonge cette atmosphère pure et calme avec ses cordes pâles et exquises, et la reconnaissance du fait que, « Je dois toujours me mettre en question pour admettre ma faiblesse. Je peux souvent me conduire comme si j’étais capable de tout conquérir et je dois constamment ravaler ma fierté pour demander de l’aide quand j’en ai besoin. »
Comme « Holy City », « Shame » est funky, plus rapide et orné de cuivres, et met en valeur le message de « Witness » selon lequel, « nous apprenons à nous faire confiance. Je voulais écrire une chanson qui se moque de la honte, en faisant un titre R-n-B rapide genre ‘bouge-ton-corps’. » The Classic touche à sa fin avec la ballade sensuelle et sereine, « Stay », et le final, « Ask Me », qui balance de façon inattendue sur un léger beat reggae : « c’était le traitement qui semblait le plus naturel pour cette chanson, le plus gai. Pour moi, c’est la mousse au chocolat à la fin du repas ; les derniers mots étant ‘Continuons à laisser venir’ ».
Comme si Joan savait subconsciemment que les choses allaient s’arranger, sa décision de rester aussi longtemps célibataire – « pour calmer le putain de truc ; décompresser, et me reconnecter avec moi-même » - a été récompensée par une récente rencontre, « un homme magique. Avoir été toute seule pendant si longtemps – la plus longue période de ma vie depuis mes 12 ans, je crois bien ! – a été un vrai défi et finalement la meilleure chose que j’aurais pu faire. »
Un album magique est né de tout ceci. Joan As Police Woman a réussi son meilleur album à ce jour : musicalement, spirituellement et émotionnellement, The Classic est un tour de force, et comme la meilleure soul music, offre une récompense émotionnelle exaltante et satisfaisante – savoir que nous sommes en vie, affrontant l’avenir et faisant tout pour que ça marche.