Depuis son apparition sur la scène jazz internationale au milieu des années 90, c’est avec un mélange bien à lui d’indépendance, d’élégance, de ténacité et d’humilité que Kyle Eastwood, ne se fiant finalement qu’à ses intuitions et son goût très sûr, a entrepris de tracer son propre chemin dans le foisonnement des genres et des styles constituant désormais cette musique… Après avoir fait paraître en 1998 un tout premier disque en leader, “From There to Here”, où s’affirmait avec éclat et sans la moindre distanciation maniériste son amour et sa connaissance intime de l’âge d’or du jazz orchestral des années 50, le contrebassiste, alors tout juste âgé de 30 ans, a ressenti le besoin de se détourner un temps de ces références si magistralement posées dans ce disque aux allures de manifeste, en aventurant son univers tout au long de la décennie suivante dans des projets hybrides et subtilement trans-genres, flirtant, au gré d’albums aussi éclectiques que raffinés, avec l’électro-jazz cool et sophistiqué (“Paris Blues”), le smooth jazz aux accents « seventies » et résolument groovy (“Now”), voire le manifeste “arty”, chic, urbain et métissé (“Métropolitain”).

C’est riche de cette traversée intime de nouvelles formes et de sons plus contemporains, qu’en 2011, le contrebassiste, à la tête d’un tout nouveau quintet composé de jeunes musiciens anglais talentueux, alors à peu près inconnus mais parfaitement en phase avec ses parti-pris musicaux, commencera avec l’enregistrement de “Songs from the Château”, a véritablement à trouver sa voie en posant les jalons d’une musique gorgée de swing, renouant sans détour, tant dans la forme que dans l’esprit, avec un jazz plus direct, lyrique et mélodique — en quête d’une relation à “la tradition” à a fois réaffirmée et renouvelée.

Enregistrés peu ou prou avec la même équipe de musiciens, les deux disques suivants, “The View From Here” puis “Timepieces”, parus respectivement en 2013 et 2015 sur le label Jazz Village, ont depuis confirmé et approfondi avec brio cette nouvelle orientation esthétique aux allures de “retour aux sources” — Eastwood y re-visitant/réactualisant quelques une des formes les plus archétypales du hard bop flamboyant du tournant des années 60, en donnant à entendre une musique spontanée et pleine d‘allégresse, fondée sur le pur plaisir du jeu, le risque toujours renouvelé de l’improvisation et la magie de l’interaction collective.

Enregistré en avril 2017 au Studio Sextant La Fonderie à Malakoff par l’ingénieur du son Vincent Mahey, ce nouvel album intitulé “In Transit” (comme pour mieux affirmer le processus d’évolution permanente dans lequel Eastwood a désormais embarqué sa musique ?), s’inscrit sans ambiguïté dans cette continuité en reprenant les mêmes ingrédients et les mêmes acteurs (à l’exception du batteur Chris Higginbottom, nouveau venu dans l’équipe) pour mener l’ensemble encore un peu plus loin dans le sens de la cohésion organique et de la création ”partagée“… Au cœur (plus qu’à la tête) d’une petite formation composée de musiciens soudés par une même conception de la musique et des années de complicité (le pianiste Andrew McCormack et le trompettiste Quentin Collins participent de ce projet depuis près d’une douzaine d’années maintenant tandis que le saxophoniste Brandon Allen, dans l’aventure du quintet depuis “Timepieces” donne l’impression d’y être engagé de toute éternité tant son style ancré dans le blues, chaleureux et lyrique, est au diapason de ses partenaires), Kyle Eastwood, signe ici un disque d’une grande maturité sous sa simplicité apparente, offrant une sorte de synthèse tout sauf conceptuelle de ses territoires idiomatiques en une musique à la signature sonore de plus en plus immédiatement identifiable. A partir d’une sélection de thèmes au charme immédiat, mêlant avec un grand sens de la dramaturgie reprises de standards immortels de grands noms du jazz (de “Blues In Hoss’ Flat” de Count Basie au “Boogie Stop Shuffle” de Charles Mingus (magnifiquement ré-arrangés par Allen) en passant par l’énigmatique “We See” de Thelonious Monk) et compositions originales mettant en valeur les talents d’écriture de chacun des membres du quintet de façon individuelle mais aussi collégiale (“Rush Hours”, “Rockin’ Ronnies”), Eastwood joue la carte d’une musique à la fois personnelle et anonyme, actuelle et intemporelle, totalement spontanée dans son expression et dans le même temps constamment consciente de son héritage. Invité à s’intégrer au quintet sur quatre morceaux (dont le très beau “Love Theme” du film “Cinema Paradiso” composé par Ennio Morricone), le grand saxophoniste alto italien Stefano Di Battista enrichit la pâte sonore de la formation du lyrisme incandescent de son style généreux fondé sur un engagement physique et émotionnel total, tout en orientant insensiblement la musique vers ses propres références (de Cannonball Adderley à Jackie McLean). Une façon pour Kyle Eastwood d’ouvrir son univers sur de nouveaux horizons et de continuer ainsi à avancer dans son exploration toujours plus fine et intime de cette musique dont la richesse n’est décidément pas prête de s’épuiser…