Cette nuit de janvier 2017, avant que Donald Trump ne soit élu 45ème président des États-Unis, les alchi-mistes art-rock de Mogwai ont joué à Berkeley, en Californie. Dans un Théâtre de l’Université de Californie bondé, ils ont stoïquement navigué à travers Atomic, leur bande originale de 2016 d’Atomic : Living In Dread And Promise, dissection accablante de l’histoire du nucléaire par le réalisateur d’Irlande du Nord Mark Cou-sins, pendant que le film lui-même se déroulait derrière eux. L’étrange intensité symphonique de Mogwai amplifiait de façon spectaculaire l’imagerie catastrophique de la véritable apocalypse. Pour certains, la sur-charge émotionnelle a été trop forte.

« Seize personnes se sont évanouies », remarque gaiement Stuart Braithwaite, le guitariste et (très) occa-sionnellement chanteur de Mogwai, sage, expérimenté, et féru de Twitter. « Je ne sais pas si les Américains ont bien réfléchi. ‘Qu’est-ce que...?', tous ces gens évacués sur des brancards. Il faisait chaud, beaucoup d’entre eux étaient défoncés et ils voyaient devant eux une apocalypse nucléaire alors qu’ils étaient sur le point d’élire comme président un homme-enfant sans âme, à la botte des Russes, prêt à déclencher la troi-sième guerre mondiale. C’était trop, le parfait coup de tonnerre ! »

Depuis vingt-deux ans, Mogwai nous fait tous nous évanouir, métaphoriquement : d’émerveillement eupho-rique, de terreur et de promesses transcendantales. Depuis 1995, les pionniers du post-rock de Glasgow ont été un parfait coup de tonnerre sonore, l’équivalent musical des peintures d’horreur de Francis Bacon et des visions d’anges dans des arbres de William Blake (ou, si vous préférez, l’équivalent sonore des Songs of Innocence and of Experience Showing the Two Contrary States of the Human Soul de Blake, mais par des bouffons écossais exubérants, vêtus de solides vêtements de pluie, ici, maintenant, au 21ème siècle).

Plus le monde devient dangereux, plus leur musique devient un baume destiné à fuir la réalité. C’est plus que jamais vrai sur leur neuvième album studio, Every Country's Sun. « Si l’on peut distraire quelqu’un de tout ce foutoir et de toute cette stupidité, même pendant deux minutes », tranche Barry Burns, le multi-instrumentiste toujours ironique de Mogwai, « alors c’est mieux que tout, à part le valium. »

Every Country's Sun prend deux décennies de sonorités caractéristiques et variées de Mogwai – l’imposante intensité, l’introspection bucolique, le rock synthétique minimaliste, le volume explosif – et les distille, magnifiquement, en 56 minutes concises d’élégance gracieuse, de trance-rock aux allures d’hymnes et d’euphorie transcendantale. Produit par la sommité du rock psyché, Dave Fridmann, ce paysage sonore construit à partir de fondations nues, part d’un spectre scintillant de rock synthétique pour ériger un ambi-tieux obélisque, dressé vers le ciel, de rock solide et distordu. Il y a de l’électronique percussive et rêveuse (« Coolverine »), des orgues d’église sonnant comme des chariots de feu existentiels (« Brain Sweeties »), des bips tremblants et inquiétants provenant peut-être d’un androïde agonisant (« AKA 47 »), tandis que les trois dernières chansons explosent comme si elles sortaient d’un utérus sonore dans un déchainement de vie. Cet album, leur plus emballant à ce jour, contient également leurs chansons art-pop à reprendre en chœurs les plus abouties de tous les temps, comme « Party In The Dark », un rêve disco à double hélice, à vous faire tourner la tête, où l’on entend des échos de New Order et des Flaming Lips, la voix mélodique et pourtant rarement entendue de Braithwaite déclarant qu’il est « sans direction et innocent, à la recherche d’un autre morceau d’esprit ». Burns n’en croit toujours pas ses oreilles. « Celle-là est devenue ce qu’on aura jamais de plus proche d’un hit radio », dit-il en souriant. « Je me surprends à la fredonner, ce qui n’est pas normal. » C’est de la musique qui donne l’impression d’être à l’abri d’une chrysalide, une armure audio protectrice, avec ses orgues exaltants et sa guitare fuzz dissonante, menaçante, qui s’enroule sur les bords, tordant et transformant le monde en une réalité dans laquelle on préfèrerait vivre. Les trois dernières chan-sons s’élèvent jusqu’à un exorcisme explosif, se terminant sur le colossal « Every Country's Sun », dont l’inventivité file à toute allure vers l’infini, dans un crescendo cosmique éblouissant.

« La dernière chanson est ma préférée », dit Braithwaite. « Tout le disque monte, monte, il y a beaucoup de synthés, puis beaucoup de guitares, et cette dernière chanson englobe tout ça. Cet album suit assurément une trajectoire, qui monte vers quelque chose d’effrayant et d’irrésistible. »

Tout a commencé au cours de l’année troublée qu’a été 2016, quand le groupe s’est immergé dans des démos individuelles, travaillant pour la première fois sans John Cummings (parti fin 2015) ; Braithwaite, Burns, Dominic Aitchison (basse) et Martin Bulloch (batterie) mettaient tous leurs idées en commun via Dropbox. Braithwaite travaillait chez lui à Glasgow, « dans mon temple de l’accumulation, le parfait Homme des Cavernes, avec des piles de disques, de skateboards et d’écharpes du Celtic », Burns à Berlin, dans un minuscule atelier d’art où sa femme et lui ont vécu un moment. « Je bidouillais avec plein de synthés », dit Burns. « Je joue très peu de guitare sur ce disque, donc il y a des tonnes de vieux orgues et de vieux syn-thés du studio de Dave Fridmann. Mon studio de Berlin est essentiel pour la productivité. J’ai essayé de travailler chez moi et c’était totalement improductif, à cause de la séduction d’internet et de tous ces trucs affriolants pour l’esprit. »

Forts de toutes ces nouvelles idées, ils se sont retrouvés physiquement dans leur studio de Glasgow, hu-moristiquement appelé Castle of Doom [Le Château de la mort].

« À ce stade, les choses sonnaient de façon extrêmement différente et quand on s’est réunis pour jouer ensemble, on a juste dû avoir confiance dans le fait que ça allait nous ressembler », dit Braithwaite, « plutôt que de sonner comme une sorte de mix-tape démente faite par quelqu’un qui croit que le gouvernement empoisonne son café. »

En octobre 2016, ils ont apporté cette munificence scintillante à Dave Fridmann, leur collaborateur et ami depuis qu’il a produit Come On Die Young en 1999 et Rock Action en 2001, dans ses Tarbox Road Studios du comté de Chautauqua, dans l’état de New York, parfaitement isolés au milieu des bois, des chiens sau-vages et des chasseurs de cerfs en maraude. Une multitude de grands disques y a été réalisée depuis 1997, dont certains des Flaming Lips et de Mercury Rev. Nos héros Calédoniens y ont été suivis par les Californiennes de Haim, à qui ils ont légué « beaucoup de bières ». Une immersion totale, « dans une bulle », note Braithwaite, dont ils n’ont émergé qu’en janvier 2017, dans un nouvel ordre mondial. Every Country's Sun est devenu, inconsciemment, un baume musical, un refuge en exil pendant que le vacarme du monde extérieur continuait à une allure toujours plus folle.

« Ce qui se passe dans le monde, politiquement et socialement, ne peut que te toucher », dit Braithwaite, songeur. « C’était très présent dans nos esprits, tout particulièrement ce qui se passait en Amérique. On se remettait vaguement du referendum écossais, quand il y a eu la mort de David Bowie, puis le Brexit et enfin Trump. L’album a été écrit au cours d’une période très intense et troublée, donc je pense qu’il est peut-être une sorte de bouclier contre tout ça… Ou c’est peut-être juste mon interprétation. Parce que ça a littérale-ment été le cas pour moi. »

Ce sont des moments exceptionnels que vit le quatuor du Lanarkshire, qui est maintenant dans sa 22ème année d’existence et de singularité créative. Son huitième album studio, Rave Tapes, s’est classé dans le Top 10 album en 2014, « dans les vrais charts », souligne un Braithwaite ravi (il a été, à sa sortie, l’album vinyle le plus vendu de 2014) ; son 20ème anniversaire à la Roundhouse de Camden, en 2015, a rassemblé des artistes qui l’avaient inspiré (Public Enemy, Godspeed You! Black Emperor, GZA, The Jesus & Mary Chain) ; en 2015, une correspondance a été entamée par email entre Braithwaite et son héros, Iggy Pop (16 ans après que « Punk Rock », sur Come On Die Young, ait contenu un sample d’Iggy Pop parlant, magnifi-quement, de « trashy old noise » [vieux bruit sans valeur] en 1977), tandis que la tournée Atomic de 2016/17 a été applaudie dans le monde entier, notamment son concert à Hiroshima, une expérience dramatique qui a ému le groupe aux larmes. « Je considère cette tournée comme l’une de nos plus grandes réussites », re-marque Burns.

Revenons à la journée d’investiture de Trump en 2017 : au même moment, Mogwai s’est retrouvé avec un jour off à Las Vegas, Braithwaite fuyant les infos continues à la télé pour aller voir Britney Spears au Planet Hollywood. « Étonnant, en fait », dit-il en souriant. « Je ne suis pas un grand fan de Britney Spears, j’aimais juste les singles, mais quelque chose de ce pur showbiz américain, ce jour-là, était totalement pertinent. » Burns, de son côté, a dépensé les 30 derniers dollars de ses indemnités journalières « sur le noir à la rou-lette...et j’ai gagné ! »

Mogwai, en 2017, ce sont des musiciens terriblement prolifiques, dont les réalisations à ce jour compren-nent neuf albums studios, 13 EPs, deux albums de remixes, deux albums live et quatre compilations dont celle de 2015 de leurs plus grands « hits », Central Belters. Ce sont également des géants reconnus de la musique de films, sculpteurs sonores d’une impressionnante palette d’œuvres cinématographiques (à la fois avec des BO entières et des contributions). En plus d’Atomic (album classé dans le top 20 anglais en 2016), ils ont régulièrement été salués pour Miami Vice de Michael Mann (2006), The Fountain (2006, en col-laboration avec Clint Mansell et le Kronos Quartet), Zidane: A 21st Century Portrait (2007), le projet PEACE d’Amnesty International (2010), la série télé française Les Revenants (2013) et leurs contributions au docu-mentaire de Leonardo DiCaprio sur le changement climatique, Before The Flood (2016), aux côtés des lau-réats des Oscars Trent Reznor et Atticus Ross. « Ça nous a pris du temps », note Braithwaite, « on n’aurait pas pu faire des BO quand on était jeunes. Et les gens de cinéma sont différents, ils sont assez exi-geants ! »

Arrivés en 1995, les gars de Mogwai étaient des renégats du punk rock nés dans les années 1970 qui « haïssaient tout », et qui s’étaient baptisés ainsi en référence aux créatures comico-effrayantes des Gre-mlins. Leur vision du monde, depuis toujours politisée, leur avait inspiré le EP de 1998 No Education = No Future (Fuck The Curfew), une protestation indignée contre une initiative de la police de Strathclyde diaboli-sant les adolescents du Lanarkshire. C’étaient des gamins qui faisaient du Skateboard et adoraient Nirvana, The Cure et Star Wars, et leurs T-shirts de merchandising en 1999, en pleine furie pré-millénaire, post-Britpop, déclaraient Blur: Are Shite [Blur, c’est de la merde]. Ils se sont acoquinés, en revanche, avec les divinités symphoniques canadiennes de Godspeed You! Black Emperor, leur propre titre épique de terror-rock, « Mogwai Fear Satan » (extrait de leur premier album, Young Team, en 1997), annonçant la sorcellerie instrumentale « post rock » de la fin des années 1990. À l’époque, Stephen Malkmus, de Pavement, faisant preuve de clairvoyance, avait déclaré qu’ils étaient « le groupe du 21ème siècle ». Leur attitude autonome, sans concession, est toujours inébranlable aujourd’hui, puisqu’ils sortent depuis 2010 leur musique sur leur propre label, Rock Action (en hommage au surnom du batteur des Stooges, Scott Asheton), qui abrite éga-lement un large spectre d’artistes tout aussi non-conformistes.

« On a fait quelques bons choix : obtenir notre indépendance, notre propre label et notre propre studio », dit Braithwaite. « Ça n’est pas facile d’être indépendant, c’est beaucoup de travail en plus. Mais monter le label correctement, se faire les dents en sortant d’autres groupes, ça me rend fier. Voir Sacred Paws qui marche bien me procure un immense sentiment de fierté, c’est faire pour d’autres ce que Chemikal Under-ground a fait pour nous quand on faisait notre premier disque. Les gens, en grande majorité, font mainte-nant de la musique par amour, plutôt qu’avec une attente particulière. Il n’y a plus grand monde qui devient riche avec la musique. Il faut être vraiment dedans, sinon à quoi bon ? Il faut vraiment prendre ça à cœur ! »

Mogwai prend ça à totalement cœur, tout en conservant sa position sans égale de groupe humoristique musicalement le plus risqué sur terre. Every Country's Sun se situe dans la tradition de Mogwai maintenant légendaire du titre de chanson amusant, arbitraire, stratagème irrésistible qui nous a précédemment valu « Secret Pint », « I'm Jim Morrison, I'm Dead » et le prophétique « George Square Thatcher Death Party », deux ans avant la mort de la dame de fer en 2013. Les titres de cette année ont été choisis, comme tou-jours, dans une réserve secrète de bons mots tirés du quotidien, souvent trouvés en « pissant au pub », au milieu, littéralement, d’une centaine, pendant le mastering, en mars. Parmi les trouvailles géniales du nouvel album, il y a « Crossing The Road Material » (une personne à éviter, et assurément à ne jamais épouser), « 1000 Foot Face » (la mère de Braithwaite ayant inventé par accident une nouvelle version du « thousand yard stare » [regard perdu dans le lointain]) et « Don't Believe The Fife » [Ne crois pas le fifre] (un pote a fait un bon mot régional en écoutant Public Enemy). « Every Country's Sun » [Le Soleil de chaque pays] lui-même, leur majestueux et spectaculaire dernier titre, tout en dynamiques electro et en guitares en fusion, leur a été inspiré par les pensées psychédéliques d’une de leurs copines de Burns. « Une amie proche m’a dit qu’elle pensait que la raison pour laquelle certains pays étaient chauds et d’autres froids, c’était que chaque pays avait un soleil différent, sans réaliser que le Soleil était une étoile, notre étoile », dit-il, per-plexe. « Elle pensait aussi qu’on pouvait ‘atterrir dans l’espace’ comme si c’était un endroit solide. » « Ça a également un sens ouvert », ajoute Braithwaite. « ‘Every Country's Sun’ donne un sentiment d’optimisme. Quelque chose de pro-humanité. » Pas étonnant : à la fois scintillant et traumatisant, il sonne, de cette fa-çon magique propre à la musique, comme s’il cherchait des réponses, leur impressionnisme musical, essen-tiellement muet, étant ouvert à toute interprétation.

« Des gens m’ont dit, à propos de la même chanson, que c’était la plus joyeuse qu’ils aient jamais enten-due, et la plus triste qu’ils aient jamais entendue », dit Braithwaite. « La musique évoque simplement quelque chose de différentes façons chez les gens et crée un lien. Peut-être qu’elle les laisse se détacher du quotidien pour atteindre quelque chose qu’ils ressentent de toute façon. C’est génial. Faire partie de l’expérience personnelle des gens. » Comme il s’agit de Stuart Braithwaite, toutefois, cette déclaration trop sérieuse se conclut par une explosion de rire. « Sans qu’ils aient besoin de se coltiner le bruit que tu fais aux chiottes », s’esclaffe-t-il, bien fort. « J’aime ça. »

Mogwai, c’est l’histoire d’un succès écossais unique, rebelle, un groupe qui a titré son deuxième album, il y a vingt ans, Come On Die Young [Allez, meurs jeune] et dont les membres se sont transformés, à la place, en musiciens à vie. Ils apparaissent régulièrement en tête d’affiche de nombreux festivals comme Latitude, Green Man et End Of The Road, et ce sera encore le cas en septembre au Festival No.6 de Portmerion, avant de s’engager dans une longue tournée mondiale, qui débutera à Oslo le 10 octobre, et se terminera par leur plus grand concert de tous les temps en tête d’affiche, le 16 décembre au HSS Hydro de Glasgow, une célébration parfaite du retour à la maison. Les ex-outsiders iconoclastes sont maintenant une force centrifuge inébranlable.

« On a survécu en travaillant dur », affirme Burns. « Faire des trucs où tu te sens complètement dépassé, ça ne fait que te rendre meilleur. On nous a laissés, la plupart du temps, respirer et prendre des décisions sans être trop influencés par l’extérieur. La confiance que les gens ont eue et ont toujours en nous nous aide à rester plutôt convaincus qu’on fait quelque chose qui en vaut la peine. »

« On a commencé en 1995 », conclut Braithwaite, « c’est complètement dingue. Je me souviens du moment où les Pistols sont revenus, ils avaient quarante ans. On était jeunes alors et on se disait, 'imagine, être dans un groupe à quarante ans !’ La musique n’est plus uniquement une histoire de culture de la jeunesse. Mais tout ce que je sais, c’est que je veux continuer à faire une musique qui étonne. »

Dans notre monde imprévisible, où nous vivons tous sous le même soleil, vous pouvez parier, sur le noir à Las Vegas, pendant que la civilisation s’effondre, que ça durera toujours. Et vous serez toujours gagnant.

Mogwai, c’est Dominic Aitchison (basse), Stuart Braithwaite (guitare, chant), Martin Bulloch (batterie) et Barry Burns (claviers, ordinateur, guitare).

Every Country’s Sun sortira le 1er septembre sur Rock Action Records

www.mogwai.co.uk